[Test] [kosmopoli:t]

Parfois, on peut avoir l’impression d’avoir déjà joué à tous les jeux de société. Que tout n’est que placement de Meeples, gestion de ressources, jeu à rôles cachés ou à base d’images figuratives. Et parfois, on se prend une grosse baffe sans même comprendre d’où elle part. Ma dernière claque ludique en date s’appelle [kosmopoli:t].

Le projet est né en 2015 au laboratoire Dynamique Du Langage de l’Université Lumière-Lyon-II. Pour une petite dizaine de chercheurs, l’envie était de créer un jeu montrant la richesse des langues et tordant le cou à certaines idées reçues. Sur la forme, on peut tout de suite admettre que c’est une façon originale de faire de la médiation scientifique, mais pour que la sauce prenne, tout ce petit monde s’est entouré des éditions Opla et du duo Florent Toscano et Julien Prothière. Ensemble, ils ont donné vie à [kosmopoli:t], un jeu à la fois simple, original et fun.

 

Cauchemar en cuisine

Pourtant, sur le principe, on n’est vraiment pas très loin d’un téléphone arabe. [kosmopoli:t] est un jeu coopératif vous plongeant dans un restaurant dans lequel chaque client parle une langue différente. Un joueur, la serveuse, va entendre la commande à l’aide d’un casque et d’une application mobile (disponible gratuitement sur iOS et Android).

La serveuse va transmettre tant bien que mal la commande à un second joueur, le maître d’hôtel, qui va la noter sur un (trop) petit carnet et la répéter autant que nécessaire aux autres joueurs : les cuisiniers. Ces derniers auront plus d’éléments avec lesquels jongler. Tout d’abord, ils se partagent plusieurs tas de cartes représentants des aliments, classés par grande famille : fruits, légumes, féculents etc. Ensuite, selon le niveau de difficulté, chaque cuistot aura entre six et dix cartes « Menu ». Une carte, c’est une langue et six aliments exprimés dans cette langue, et pour chaque aliment une traduction en français et une petite illustration.

Par exemple : à l’aide de l’application, la serveuse sélectionne la table 3 et entend « Kouya ban’tara ». Avant de choisir une autre table, la serveuse peut répéter l’information autant de fois que nécessaire. La serveuse va ensuite crier quelque chose comme « Une couilla bentala pour la 3 ! ». Le maître d’hôtel va noter « Table 3 : une couille à Bentalha ?!? ». Il incombe ensuite à chaque cuisinier de trouver si ce plat – ou quelque chose s’en approchant – figure sur l’une de ses cartes. Dans notre exemple, il s’agit de manioc, prononcé en Pulaar, une langue parlée par certaines ethnies d’Afrique de l’Ouest. Une fois la commande traduite, les cuisiniers vont devoir retrouver le manioc parmi tous les plats disponibles. C’est généralement lors de cette phase que l’on se demande « Mais le Manioc, c’est un fruit ou un légume ? Et les œufs, ils sont rangés dans quelle catégorie ? ».

Une fois le plat retrouvé, les cuisiniers n’ont plus qu’à renvoyer les cartes correspondantes au maître d’hôtel. Celui-ci va faire transiter l’information à la serveuse, en y ajoutant au passage une carte rappelant la table ayant passé la commande. La serveuse n’a ensuite plus qu’à sélectionner et valider sur l’application la table 3, le plat et la langue correspondante. Bravo, une table de faites, encore cinq avant la fin du premier service !

 

Pas de pain, pas de gain

Une bonne partie du plaisir du jeu vient du chaos qu’il provoque en début de service et il faudra réussir à s’organiser pour s’en sortir ! Mais ne criez pas victoire trop vite : l’application mobile propose 18 niveaux de difficulté. Au fur et à mesure, il y aura de plus en plus de langues, de plus en plus de plats possibles et surtout, de plus en plus de tables à servir alors que la durée du service sera toujours de six minutes. Après chaque niveau, votre performance fera l’objet d’un score, ce qui augmente encore un peu plus la rejouabilité. D’ailleurs, en cas de service raté, chaque niveau pourra être relancé sans que les commandes soient similaires d’un essai à l’autre.

Par sa façon dont il nous plonge dans une cuisine chaotique dans laquelle les joueurs effectuent des tâches différentes, [kosmopoli:t] nous rappelle Overcooked. Dans sa manière de jouer sur les biais de communication et de distribuer les informations utiles à l’aide de différents supports, il évoque Keep Talking and Nobody Explodes. À ceux ayant déjà essayé l’un ou l’autre de ces jeux, que vous faut-il de plus pour souligner à quel point ce jeu est immédiatement fun ?

[kosmopoli:t] se joue de quatre à huit joueurs et reste plaisant dans toutes les configurations. J’ai pu aussi bien l’essayer avec des amis, qu’avec des collègues ou des inconnus et il a fait mouche à chaque fois. Même en cas de défaite sur un service catastrophique, on rigole en cherchant le maillon faible de l’équipe qui possédait un plat manquant, ou en comparant ensemble les plats dans la langue originale et ce qui avait été noté dans le carnet. Petit à petit, chaque joueur va vouloir essayer chaque rôle et à la longue certains vont se spécialiser dans certaines tâches ou dans les langues d’une région du monde.

 

Seven nation marmite

Je pourrais presque terminer cet article ici, en vous disant de foncer sur ce jeu familial, drôle et original, qui s’explique vite et se joue facilement, mais cela ne serait pas rendre justice au travail réalisé sur ce jeu.

Tout d’abord, comme toujours avec les jeux Opla, il est bon de souligner que [kosmopoli:t] est produit en France et de façon éco-responsable. On apprécie. Les jeux Opla ont aussi l’habitude de véhiculer des messages positifs et c’est encore une fois le cas ici. Si le gameplay fait tout le sel de ce jeu, sa consistance vient de la base de données créée en amont et des enregistrements donnant vie à chaque langue. Au final, [kosmopoli:t] mets en avant soixante langues et presque autant de locuteurs s’exprimant dans leur langue natale (seules trois langues sont prononcées par des personnes dont il ne s’agit pas de leur langue principale). Parmi ces langues, certaines sont en danger d’extinction, comme le néguidale, une langue de Russie qui n’est parlée que par sept personnes dans le monde. Le travail réalisé par les chercheurs pour donner vie à ce jeu est remarquable !

Avec ce genre de détails en tête, on réalise que [kosmopoli:t] est un témoignage de la richesse et de la diversité des langues du monde. Vous serez parfois surpris par des sonorités que l’on croirait venues d’Afrique, mais en fait originaires d’Amérique-du-Sud ou d’Océanie. Mais surtout, [kosmopoli:t] vous confrontera à des langues dont vous n’aviez pas connaissance et que vous n’entendrez probablement jamais ailleurs.

 

La cerise sur le gâteau

En plus du matériel nécessaire pour jouer, un livret de soixante pages accompagne le jeu et devrait casser bon nombre de vos idées reçues sur les langues. Très bien conçu, jamais ennuyeux, et toujours pédagogue, cette petite initiation à la linguistique comblera la curiosité des joueurs souhaitant prolonger l’expérience. L’idée est d’autant plus maligne que ce supplément ne vient en rien polluer l’expérience du jeu. D’ailleurs,  [kosmopoli:t] n’est pas dépourvu d’humour et cela se retrouve dans les illustrations de Stéphane Escapa, dans la proposition de plusieurs patois français parmi les soixante langues du jeu (alsacien, basque, etc.) et dans quelques autres petits détails glissés par endroits.

Pour être totalement transparent, il y a bien deux ou trois petits points noirs à relever. Tout d’abord l’application mobile, qui n’est pas un modèle d’ergonomie et qu’on espère voir maintenue le plus longtemps possible, sans quoi le jeu pourrait devenir injouable dans cinq ou dix ans. Plus proche de nous, on se dit que quelques rangements dans la boîte auraient évité que les cartes se retrouvent systématiquement en vrac entre deux sessions de jeu. On pense aussi au temps de préparation entre chaque partie. Ce dernier est inhérent au genre et ne sera sans doute jamais supérieur à 90 secondes, mais face à des parties de six minutes, cela peut sembler un peu long. Enfin, on ne peut que vous conseiller de plastifier quelques feuilles du maître d’hôtel et de jouer avec des velledas, puisque le bloc-notes inclus s’épuisera après une cinquantaine de parties.

Soyons clair : ces quelques détails ne gâchent en rien l’expérience du jeu. [kosmopoli:t] mérite aussi bien votre temps que les 22€ qu’il vous en coûtera. Notez tout de même que depuis sa sortie début janvier 2020, le jeu est victime de son succès et est déjà tombé plusieurs fois en rupture de stock. Heureusement, les réassorts se suivent à bon rythme.