« Vous êtes sur une station en ruine, à des millions de kilomètres de tout ce que vous avez connu. Avez-vous quitté le système ? Les autres ont-ils réussi ? Impossible de le savoir. Après tout ça, qu’est-ce qui compte vraiment ».
C’est avec ces quelques mots que Citizen Sleeper vous accueille dans un coin paumé de l’Œil d’Erlin une station spatiale désolée. Très vite, vous apprenez que vous incarnez un Dormeur, l’esprit d’un être humain ayant trouvé refuge dans un être mécanique après avoir vendu son corps à Essen-Arp, une corporation nébuleuse. Du moins, tout aussi nébuleuse que l’ensemble de vos souvenirs puisque ce transfert de conscience permet de revisiter élégamment le trope du héros amnésique.
Citizen Erased
Vous l’aurez sans doute deviné, Citizen Sleeper vous plonge dans un univers cyberpunk. En termes d’échelle et d’ambiance, ne vous attendez pas à un quadruple A next-gen et imaginez plutôt quelque chose à la croisée de chemins entre FTL et Disco Elysium. Le titre a d’ailleurs été essentiellement porté par trois personnes : Gareth Damian Martin au game-design et à l’écriture, Guillaume Singelin au chara-design et Amos Roddy pour les musiques et les bruitages. Disons-le immédiatement : la sauce a très bien pris et chacun semble avoir trouvé sa place naturellement dans l’ensemble. D’ailleurs, si vous avez apprécié la très chouette BD Frontier de Singelin, vous risquez de vous attendre à voir débarquer un de ses personnages dans le jeu à n’importe quel moment.
Citizen Sleeper se présente avant tout comme un RPG narratif, mais il adopte de sérieuses allures de jeu de survie durant ses premières heures. En arrivant sur la station, vous êtes faible, chaque couloir semble hostile, vos capacités sont limitées et vous n’avez pas la moindre idée des intentions réelles des habitants que vous rencontrez. Vos alliés sont rares, rien ne vous est dû et la plupart des protagonistes verront avant tout en vous un futur client ou un futur larbin payé au lance-pierre.
À la longue, cet aspect survie se met en retrait et Citizen Sleeper ressemblera de plus en plus à un visual novel teinté d’éléments de RPG. À l’instar du dormeur qui apprend à maîtriser les rouages de son environnement, vous apprendrez à gérer vos différentes priorités, vous commencerez à devenir auto-suffisant, jusqu’à vous sentir de plus en plus libre. Les thèmes évoqués sont nombreux, mais tout le monde dans Citizen Sleeper semble chérir ou rechercher cette liberté. Tout le monde a une raison plus ou moins bonne d’être coincé avec vous sur l’Œil d’Erlin, de vouloir en échapper, ou de vouloir y vivre dignement. Pour autant, le jeu vous rappellera régulièrement que choisir s’est renoncer : faut-il privilégier une quête à une autre pour respecter une contrainte de temps ? Faut-il aider un personnage ou l’ignorer royalement ? Oserez-vous subtiliser discrètement quelques objets pour vous simplifier la vie ?
C’est d’ailleurs l’une des premières choses qui frappe lorsqu’on débute la partie : bordel, qu’est-ce que c’est bien écrit ! Ce n’est vraiment pas tous les jours que l’on encaisse avec autant de plaisir de telles successions de paragraphes. Qu’il s’agisse des conflits opposant les différentes factions en présence, des drames vécus par des habitants luttant pour leur survie, ou de certaines descriptions de la station, on n’aurait pas imaginé trouver un monde aussi vivant derrière un jeu aussi peu tape à l’œil.
Et c’est d’ailleurs ce qui nous vaut de vous parler aujourd’hui de Citizen Sleeper : presque deux ans après sa sortie, le jeu est enfin disponible en version française depuis ce 1er février. Avec ses 180 000 mots et son niveau de langage plutôt élevé, y jouer en anglais pouvait s’avérer impressionnant pour certains, voire carrément bloquant pour d’autres. On est à la fois heureux et soulagé de voir que le travail réalisé sur cette VF est extrêmement soigné, mais cela nous étonne peu puisque la traduction a été confiée à Riotloc, le studio salué à de multiples reprises pour son travail récent sur Baldur’s Gate 3.
Prescription for sleeper
Côté gameplay, Gareth Damian Martin ne s’est pas inspiré de Donjons & Dragons, mais de Blades in the Dark, un jeu de rôle sur table dont il reprend quelques mécaniques, tout en restant très simple d’accès notamment grâce à une interface de jeu assez minimaliste. À titre d’exemple, les trois classes proposées en début de partie (Machiniste, Opérateur ou Extracteur) influencent principalement votre début de partie, les avantages et inconvénients de chaque classe se résumant finalement à peu de choses.
Le jeu vous introduit ensuite à son système de cycles, que vous pouvez voir comme des journées passées à bord de la station. À chaque cycle, vous tirez un nombre prédéfini de dés à six faces. Chaque dé pourra ensuite être utilisé pour réaliser une action. Certaines actions doivent être répétées à plusieurs reprises pour faire avancer l’histoire (par exemple : découper la carcasse d’un vaisseau), alors que d’autres vous procureront un résultat instantané (hacker un système). Certaines actions demandent un dé d’une valeur bien précise pour pouvoir être réalisée, alors que pour beaucoup d’autres il faut privilégier les dés aux scores les plus élevés. Chaque tâche est rattachée à un niveau de dangerosité (sûr, risqué ou dangereux) qui conditionnera le bonus ou le malus pouvant être obtenu en réalisant l’action. Tout cela offre suffisamment de diversité pour que même un tirage décevant en début de cycle puisse trouver son utilité.
À chaque réveil, votre état et votre énergie se dégradent irrémédiablement. Il faut donc régulièrement sacrifier vos économies ou vos dés d’action pour vous ressourcer puisque votre état conditionne le nombre de dés disponibles, et donc le nombre d’actions réalisables durant le cycle. Assez vite, on réalise que les quelques mécaniques de jeu s’assemblent parfaitement entre elles. Pour vous maintenir en bonne santé, il faudra acheter des ressources pour compenser l’obsolescence programmée de votre corps. Pour acheter des ressources, il faudra gagner des Cryos, la monnaie locale. Pour gagner des Cyros il faudra utiliser vos rares dés d’actions. Pour avoir plus de dés d’action, il faut vous maintenir en bonne santé. Ce cercle vertueux s’avérera vite vicieux pour peu que vous manquiez de chance ou que vous souhaitiez absolument prioriser certaines actions à d’autres.
Human after all
Autre point très appréciable : le format du jeu et sa durée de vie. Grâce à ses cycles ne durant jamais plus de quelques minutes, Citizen Sleeper peut tout aussi bien être un jeu à binger en un weekend, qu’un jeu que l’on picore au long cours. Avec sa durée de vie avoisinant les 8 à 12 heures, il n’est jamais trop long pour son propre bien. Ceux qui veulent foncer pourront se contenter de la première fin s’offrant à eux, mais ceux qui veulent en apprendre plus sur l’Œil d’Erlin et ses habitants prendront plaisir à pousser leur aventure plus loin. Certains regretteront seulement de ne pas être plus incités à relancer une seconde partie pour découvrir d’autres embranchements et d’autres conclusions à certaines histoires.
Dans mon cas, une première fin m’a été proposée après environ quarante cycles. La fin que j’ai choisi d’emprunter (celle que je considère comme « ma vraie fin ») s’est présentée une grosse trentaine de cycles plus tard. Et avec ses DLC le jeu propose suffisamment de contenu pour que l’on puisse pousser jusqu’à 100, 120 voire 150 cycles. Car oui, Citizen Sleeper a connu trois DLC (Flux, Refuge et Purge) qui se sont greffés gratuitement au jeu pour l’enrichir considérablement en y ajoutant des personnages, des lieux et des intrigues.
Si après tout cela vous en voulez encore, sachez qu’une suite a déjà été annoncée. Citizen Sleeper 2: Starward Vector n’est pas encore daté, mais les trois membres du trio ont confirmé leur participation, pour notre plus grand plaisir. On prend les paris qu’à sa sortie tout le monde va s’enthousiasmer à son sujet et on vous recommande donc d’être de ceux qui pourront se la raconter en disant avoir déjà terminé l’épisode originel.
Pour ma part, je vais tâcher de prendre mon mal en patience en retenant l’un de ces nombreux texte qui a su faire mouche durant mon aventure :
Alors que vous vous éloignez du bâtiment, vous levez les yeux sur la vaste courbure de l’Œil d’Erlin, vers l’Iris et l’anneau au-delà. L’ensemble brille d’innombrables lumières, et il vous semble impossible de percevoir autre chose que sa beauté époustouflante. En cet instant, la station vous parait éternelle.
On a aimé :
- L’interface minimaliste servant des mécaniques bien huilées
- L’écriture riche et immersive qui n’en fait jamais trop
- Le contenu additionnel offert venant enrichir le jeu
- L’ambiance sonore aussi discrète qu’envoutante
- La durée de vie parfaitement calibrée
On aurait aimé :
- Encore plus de design de Singelin, notamment des vaisseaux
- Quelques légers ajustements dans la navigation à la manette
- Attendre la VF moins longtemps… mais quelle VF !
- Plus d’incitations à lancer une seconde partie
Embarquez à bord si :
- Vous chérissez vos VHS d’Akira et Blade Runner
- Vous avez adoré lire Frontier
- The Expanse vous manque
Gardez vos cryos si :
- Vous ne jurez que par les space opera et les FPS
- Vous n’aimez vraiment pas lire sur un écran
Réveillez-vous !
Citizen Sleeper n’invente rien, ne cache aucune de ses inspirations et joue carte sur table avec vous dès ses premiers instants. Et pourtant, Citizen Sleeper réussit avec très peu de moyens à nous faire plonger dans son univers, à créer de l’attachement à ses différents protagonistes et à nous questionner sur le destin que l’on souhaite offrir à notre héros fugitif. Citizen Sleeper respectera chaque minute que vous lui accorderez en vous offrant une écriture de très haute volée servie par des mécaniques de jeu, simples et élégantes.