Si cette interview ne vous donne pas envie de vous ruer dans le premier Manga-Shop que vous croisez, c’est que je ne m’y connais pas ! Aujourd’hui, nous avons la chance de découvrir le parcours atypique de Pascal Lafine, le directeur éditorial des Editions Tonkam. En plus de l’avoir interrogé sur son expérience dans le milieu du manga, nous lui avons posé plein de questions pour ceux qui ne s’y connaissent pas trop mais qui voudraient se plonger dans cet univers… Et il y a de quoi dire ! Avec ce que nous avait déjà proposé Sebkun !! il y a deux semaines, vous n’avez plus d’excuse… Un gros merci à tous les deux pour tous leurs petits conseils avisés. Heureusement que les gars comme eux sont là pour revendiquer que les BD format poche en noir et blanc et qui se lisent à l’envers, ça peut plaire au grand public !
- Kiss My Geek : Bonjour Pascal, c’est avec grand plaisir que Kiss My Geek te laisse la parole aujourd’hui. Après Sébastien Agogué il y a quelques semaines, c’est une autre figure de la culture manga française que nous rencontrons aujourd’hui et pas n’importe qui. Peux-tu expliquer à ceux qui ne te connaîtraient pas ce que tu fais actuellement dans la vie ?
Pascal Lafine : Bonjour, actuellement je suis directeur éditorial des éditions Tonkam, société dans laquelle je travaille depuis… ça fera 16 ans tout juste le 20 mai ! En tant que directeur éditorial, mon travail consiste à choisir des titres au Japon et à les suivre comme un petit enfant jusqu’à leur publication en France et leur mise en vente dans les librairies.
- KMG : Tu as fait beaucoup, beaucoup de choses pour le manga et l’anime en France en passant par des licences très médiatisées, ou au contraire auxquelles il fallait redonner un souffle… Pourrais-tu nous retracer ton parcours étonnant ?
P. L. : En fait ça fait tout juste 20 ans que je suis professionnel dans le milieu du manga. Jusqu’à il y a deux ans à peu près, je travaillais à AB Productions et parallèlement à Tonkam. À mes débuts, je m’occupais pour eux de choisir et d’acheter les séries destinées au Club Dorothée. Ainsi, j’ai par exemple amené des animes comme Sailor Moon, Ranma ½ ou Patlabor… J’ai fait vraiment beaucoup de choses là-bas, dont entre autre le Dorothée Magazine où j’avais ma petite rubrique toute pourrie, Pascal se répand… pardon, Pascal vous répond ! Je me suis également occupé du refaçonnage de la grille des programmes de la chaine Mangas avant l’arrivée de Pierre Faviez qui a pris le relais car je ne pouvais pas assurer tous les postes à moi tout seul. Via AB, j’ai également conçu des collections de trading cards, stickers et autres pour Panini autour de la série Dragon Ball Z.
Que dire d’autre… J’ai également fait partie du trio des créateurs du magazine Animeland, en 1991, avec Yvan West Laurance et Vincent Vu. J’ai créé pas mal d’autres magazines par la suite, pour différentes personnes. Mais comme je suis un inconstant sur ce genre de choses, généralement je travaille sur les 3 premiers volumes puis je me tire faire autre chose… Et après, on me déteste !
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KMG : Ton premier contact avec le manga s’est fait très jeune… Peux-tu nous raconter ce qui a déclenché chez toi cette passion ?
P. L. : Mon premier VRAI contact avec le manga ça a été Candy, parce que c’était la première fois que je voyais un dessin animé avec un scénario et qui n’avait pas besoin d’effet spéciaux. Et ça m’a tout droit conduit à la conclusion que le dessin animé ne servait pas qu’à écrire les aventures du pauvre Franklin qui est traumatisé et parce qu’il a peur de dire à ses parents qu’il n’a pas mangé ses épinards (véridique, cet épisode existe… c’est triste !) !
Pourtant, je suis resté passif durant très longtemps. Pendant des années, je suis resté spectateur. Jusqu’à ce que je découvre Maison Ikkoku (Juliette Je t’aime) qui m’a vraiment donné envie d’intégrer ce milieu en tant que professionnel. C’est grâce à Maison Ikkoku et Robotech que je suis là où j’en suis aujourd’hui !
- KMG : Quand on lit ce qui a été dit sur et par toi, on a l’impression que tu as été rapidement repéré et que la suite s’est déroulée à une vitesse folle. Aujourd’hui, avec un recul que l’on n’avait sûrement pas il y a une petite vingtaine d’années, on ne peut que constater la lourde responsabilité culturelle qui t’avait été confiée. Comment as-tu vécu cela à l’époque ? Tout cet intérêt tourné vers toi ne t’a-t-il pas trop mis la pression ?
P. L. : Non, parce qu’en fait à l’époque c’était différent. Il n’y avait personne qui s’intéressait au manga… Et quand quelqu’un aimait ça, il se cachait. Du coup, quand j’ai débarqué et assumé ma passion, on m’a considéré comme un ovni intéressant. En fait, je dois remercier une association : Les Pieds dans le PAF (association de défense des droits des téléspectateurs) où j’officiais en tant que spécialiste du dessin animé. Car quand ils critiquaient les dessins animés, ils le faisaient sans arguments… un peu comme Eric Zemmour (quand il dit que Candy ce n’est pas du manga par exemple). Or, comme je m’y connaissais, je leur apportais mon expertise sur le dessin animé. C’est ce qui m’a amené chez AB. J’ai participé à une émission et un dossier dans un numéro du magazine 50 millions de consommateurs sur le thème « que montre-t-on à nos enfants ? ». Mes arguments avaient été si percutants que les gens de chez AB sont entrés en contact avec moi et m’ont proposé un poste.
- KMG : Comment expliquais-tu alors l’engouement pour cette nouvelle forme d’expression ?
P. L. : Elle apportait quelque chose qui n’existait pas sur notre marché. Comme on dit, la BD française parle à la tête et le manga parle au cœur. C’est typiquement là que vient le succès du manga de par le monde. Car on vit l’histoire à travers les personnages et non comme un simple spectateur.
- KMG : Deux (presque trois si on part de la genèse du mouvement) décennies plus tard, quel est ton ressenti sur l’évolution de la culture manga ?
P. L. : Pfff… pas si bon que ça ! J’avoue que je suis déçu par pas mal de choses qui ont tendance à écorcher ma passion. Par exemple, quand j’ai débuté, à chaque fois qu’un nouveau fan arrivait dans le milieu, on se faisait une joie de revoir Akira pour la 25 000e fois, histoire de lui faire découvrir. Et lui-même faisait de même avec le suivant, etc. Chaque personne avait ses auteurs, animes fétiches. Les fans étaient vraiment des passionnés, avec une soif de connaissance insatiable. Aujourd’hui, la plupart sont de simples consommateurs qui ne connaissent même pas le nom de la boite d’édition ou de l’auteur de leur « titre préféré »… Pire, rien ne leur plaît. Ils sont constamment blasés, 24h pour faire la VF d’un animé diffusé au Japon c’est trop long pour eux. Même les fansubbers sont trop longs pour traduire le nouvel épisode de cette série, qui n’est même pas bien de toute façon (ça aussi, c’est du vécu…) !!
Côté professionnel, c’est la culture du résultat et de la vache à lait. Pas besoin de recul, on fonce et tant pis si ça casse ! Un marché qui aurait pu durer très longtemps est arrivé à saturation en l’espace 2 ans. Trop d’éditeurs, trop de titres. On pourrait ne sortir que 10 titres par mois, mais on en fait 17 ; on sort ce titre dont on sait qu’il se vendra mal mais qu’importe tant qu’on fait du chiffre… En fait, les premiers éditeurs qui ont fait du mangas ne sortaient que des titres susceptibles de trouver un public en France, même quand c’était pas évident comme Amer Béton (Tonkam) ou Ikkyu (Glénat). En tout cas, ils évitaient soigneusement de sortir des titres obscurs ou qui n’avaient pas leur place sur le territoire français. Aujourd’hui, on est entré dans une période fourre-tout avec un milliard de « dessine mal de manga », « apprend à mal parler le japonais » ou « n’importe quel best-seller adapté en manga ». À quand « Si c’était vrai » de Marc Levy en manga ?!
- KMG : Revenons-en a tes occupations professionnelles… Pourrais-tu nous décrire ta journée type en tant que directeur éditorial ?
P. L. : « Merde, pourquoi c’est Kazé qui a eu Rinné (nouveau manga de Rumiko Takahashi) »
« Aaah, on va tous mourir ! »
« Quoi ?! Ce titre qui a trois semaines de retard n’est pas encore parti ? »
« C’est quoi cette adaptation, on va pas laisser ‘’ qu’est-ce que c’est que ce binz ?’’ dans ce livre enfin ! »
- KMG : Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un voulant emprunter ta voie ? Y a-t-il des études à privilégier, des cercles à fréquenter, des initiatives à entreprendre ?
P. L. : Wah, le pauvre… Pour vous donner un ordre d’idée, l’année dernière j’avais besoin d’une assistante pour le poste « assistante édition – fabrication ». J’ai eu 400 CV !! Et tous pensaient que c’était pour devenir le nouveau Directeur Éditorial de Tonkam… Vraiment, aujourd’hui, travailler dans l’édition, c’est un sacerdoce. Parce que ce n’est pas super bien payé, les places sont chères et c’est beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup de stages… Par contre, si on veut travailler vraiment dans l’édition, enfin proche de l’édition, le mieux est de prendre des filières connexes comme le service commercial ou le marketing. On prendra plus facilement un commercial pour choisir des livres qu’un mec qui connaît et aime les livres !
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KMG : Quand tu as succédé à la direction de Tonkam après Dominique Véret, quel était ton objectif ?
P. L. : Ça me fait trop mal, je ne peux pas le dire…
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KMG : D’accord, posons la question autrement : aujourd’hui, considères-tu que les objectifs que tu t’étais fixés à l’époque sont atteints ? Que voudrais-tu apporter de plus à la ligne éditoriale actuelle de Tonkam ?
P. L. : Par voie de conséquence je dirais que non, parce que les barrières ne viennent jamais de là où on les attend. Sinon, ce que j‘aimerais ajouter au catalogue actuel de Tonkam ce sont nos propres auteurs, et devenir en France pour le manga et la BD ce qu’Image fut pour le comics aux USA.
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KMG : En rapport avec tout cela (ou pas), quels sont tes projets professionnels et personnels à court, moyen et long terme ?
P. L. : A court terme, j’ai un petit truc qui pointe son nez… ah oui, Japan expo et ses 180 000 visiteurs. Nuits blanches en perspective !
A moyen terme, j’espère trouver un éditeur pour le roman pour ados que j’ai fini d’écrire l’année dernière.
A long terme (utopie), j’aimerais créer un studio d’animation pour réaliser des longs-métrages français commerciaux* (et j’insiste sur le mot « commerciaux* ») pour être l’équivalent français des américains (Disney, Dreamworks) ou des japonais (Ghibli).
* commerciaux : créés dans le but de satisfaire un maximum le public et non de l’ego de l’auteur.
- KMG : C’est maintenant que nous en venons à la deuxième partie de cette interview orientée sur la thématique plus large qui est chère à notre blog : le geek… Pourrais-tu nous en définir ta vision ?
P. L. : C’est très difficile à dire. Je n’ai moi-même jamais vraiment compris ce terme. Et comme en ce moment c’est un mot qui vend, c’est devenu un fourre-tout. Dans chaque série télé, il faut un geek. Même dans la nouvelle série Stargate (Universe) !
Je cible à peu près ce que ça doit être, mais en fait, c’est comme le terme « otaku » : depuis que le grand public a pris connaissance du genre, le mot en lui-même s’est dévoyé. En tout cas, une chose est sûre, il y a quelques années c’était le gars trop enfermé dans son trip, qui avait mauvaise réputation et que les filles fuyaient. Aujourd’hui, c’est devenu le mec tendance, le mec cool qui a de l’avenir.
- KMG : Que penses-tu de l’évolution de cette culture ?
P. L. : Je trouve ça cool, parce que maintenant on a plus besoin de se cacher pour déclarer son amour à son ordinateur ou sa console de jeu, ses mangas, etc. C’est quasiment tendance de dire qu’on aime WoW !! Le bon côté, c’est qu’avant quand on faisait un film adapté d’un BD, en général on ne conservait que le titre et on s’adressait à un public « normal ». Aujourd’hui, je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils respectent l’univers, mais au moins, ils font plus attention lors de l’adaptation. Des fois, ils font même semblant de lire les blogs des fans pour dire qu’ils ont pris leur avis en considération…
- KMG: A quoi joues-tu en ce moment ?
P. L. : Je viens de terminer God of War III, j’aimerais bien recommencer Infamous, mais version méchant ce coup-ci. Mais Sebkun !! me le squatte depuis 3 mois. Du coup, je vais être obligé de me refaire Modern Warfare 2 pour la 4e fois pour patienter… Ah si, j’ai torché Hokuto Muso de Koei mais je n’ai pas aimé parce que j’ai fait tous les Dynasty Warriors et celui-ci, c’en est un… mais pour les gens qui n’ont jamais joué à D.W. !! Et y’a vraiment trop de bugs. Ceci dit, l’intention était louable… Sinon, j’ai troqué ma DS contre un iPhone et je ne joue quasiment plus qu’à des jeux iPhone maintenant. A tel point que j’aimerais vraiment devenir concepteur de jeux iPhone ! Ça me rappelle l’époque où j’ai découvert le BASIC sur mon C64 et où tout était possible !!
- KMG: Que lis-tu ?
P. L. : En mangas, je viens de m’enchaîner les 11 tomes de Übel Blatt, une saga de dark fantasy, et j’ai lu les premiers tomes de Liar Game et Wolf Guy, deux nouvelles séries qui débarquent chez Tonkam fin juin.
En romans, je viens de finir L’Accro du Shopping qui est excellent, et j’hésite entre Twilight (pour comprendre), oui j’aime bien me torturer, et les Aventures de Sookie Steakhouse car tout le monde me dit que c’est vachement mieux que la série (True Blood) que j’apprécie déjà beaucoup !
- KMG : Si tu devais conseiller quelques mangas aux grands débutants en la matière, quels seraient-il ?
P. L. : Si c’est un gars qui a plus de 30 ans et absolument non geek, le starter idéal pour moi est Quartier Lointain de Jirô Taniguchi et l’Histoire des 3 Adolf de Osamu Tezuka. Le premier parce qu’il y a une narration simple, dans laquelle le fantastique passe totalement inaperçu. Et ça, c’est rare ! Le second, les 3 Adolf, a un aspect historique en apparence mais l’intrigue fait passer le message au second plan et ça, c’est la faculté qu’ont les Japonais dans le manga de nous faire la morale sans qu’on s’en rende compte.
Pour les geeks, faut prendre comme référence les séries américaines car c’est ce qui se rapproche le plus du manga. En fonction de tes goûts en matière de séries, on peut facilement t’orienter dans le manga. Par exemple, si on aime la narration des soap opéra genre Les Feux de l’Amour ou Amour, Gloire et Beauté , faut se plonger dans les shôjo comme Nana ou Parmi eux. Pour les fans de 24, Lost, Flashforward… faut regarder du côté du Young, avec des séries comme Gantz, Wolf Guy, Liar Game. Dernier exemple, les fans des Experts ou Law & Order, y’a des trucs genre Monster, 20th Century Boys, Pluto ou Spirit of the sun même si pour ce titre, on s’adresse surtout aux fans de Tom Clancy !
- KMG : Qu’est-ce que tu regardes ?
P. L. : En priorité 24, Lost et Stargate Universe, les trois séries sur lesquelles je suis au taquet. Mais de toutes façons, je suis une vingtaine de séries en même temps… Pour ce qui est de l’anime, je regarde Fairy Tail et Code Geass R2 en ce moment. En podcast, je ne saurais que trop vous conseiller le podcast de Mangavore, le seul vrai consacré au manga ! Et pour finir, au ciné, je suis allé voir Prince of Persia et j’ai été un peu déçu. Trop mainstream pour moi… J’ai bien sûr vu Iron Man 2 que j’ai trouvé au même niveau que le premier mais ma grosse surprise, ça a été Kick Ass que j’ai vraiment aimé !! Et là, j’attends avec impatience le VRAI Avatar, Ang le dernier maître de l’air par Monsieur Shnamalamalamanyaniamaniaman !!
- KMG : Quelles sont tes références en terme d’anime et, une fois de plus, que conseillerais-tu aux personne souhaitant découvrir cet univers ?
P. L. : Code Geass !! Pour sa folie, ça se barre en vrille de façon impressionnante ! Avec ce genre de série, mieux vaut ne pas trop s’attacher à un personnage car on ne sait pas s’il sera encore là à la fin, et c’est ça qu’est génial !
One Piece, le meilleur shônen manga qui ait jamais été créé !
Macross Frontier à tous les fans de Robotech, qui renoue avec la toute première série alors que toutes les autres suites nous avaient déçus.
- KMG : Quel est ton meilleur souvenir de geek ?
P. L. : La première fois où je suis allé à Akihabara – le quartier technophile de Tokyo ! Imaginez un quartier allant de Châtelet à Saint-Michel avec uniquement des magasins de jeux vidéo, manga, informatique, électronique, goodies, DVD… tout l’entertainment réuni dans un seul endroit. Et pas seulement dans l’avenue principale mais également dans toutes les petites artères ! Un quartier où il faut plus d’une journée pour tout visiter… et ça, sans même rentrer dans les boutiques ! Ça, quand on est geek, c’est obligé de vous toucher car on se dit qu’il y a des gens qui pensent à nous !!
- KMG : Afin que chacune de nos interviews se termine en douceur, nous proposons toujours un petit jeu à nos invités. Chacun d’entre eux profite ainsi de son passage du le blog pour révéler son super pouvoir de geek. Par exemple, Oujiz peut se mettre AFK toutes les 2 secondes, que ce soit IRL ou IG ! Et toi, quel est ton pouvoir ?
P. L. : Une imagination hallucinante qui me permet de créer des histoires de oufs, ce qui me contraint actuellement à arriver à la conclusion que je dois me mettre à écrire des bouquins. Et ça ne marche pas qu’éveillé… même endormi, je fais des rêves de déglingos avec mon cerveau qui tourne en permanence !!